Les frappes ukrainiennes sur des bases de bombardiers stratégiques russes pourraient avoir impliqué des Tu-141 soviétiques des années 1970 reconditionnés en drones pilotés à distance.
Source : Tupolev Tu-141 (8 décembre 2022), Wikipedia.
Contexte
Le début du mois de décembre a été marqué par des changements significatifs dans la nature des frappes aériennes russes sur l’Ukraine, et vice-versa. Pour chacun des deux pays, le type de menace représenté par l’autre a changé. Les capacités ou ressources militaires disponibles ont évolué, de même que la volonté politique de les employer. Ces changements ont fait entrer la guerre dans une nouvelle phase, qui va probablement se prolonger tout au long de l’hiver, alors que les opérations terrestres sont de plus en plus ralenties par les conditions météorologiques.
Les frappes aériennes russes
Les frappes aériennes russes sur le territoire ukrainien ont été un élément déterminant de la guerre. Le Kremlin a lancé des centaines de missiles balistiques et de croisière, ainsi que des attaques de drones sur de nombreuses cibles en Ukraine. Mais depuis plusieurs mois, la Russie semble être venue à court de missiles de croisière évolués en termes de portée et de précision, comme le système Kalibr à lanceur naval et le Kh-101 à lanceur aérien. Au début décembre, le ministre de la défense ukrainien, Oleksii Reznikov, estimait que la Russie avait épuisé 85 % de son stock de missiles balistiques, et plus de la moitié de son stock de missiles de croisière qui comptait avant la guerre 500 Kalibr et 300 Kh-101/555. Dès le mois de juin, Moscou a commencé à employer des missiles anti-navires comme l’Oniks et des missiles sol-air comme le S-300 en mode secondaire contre des cibles terrestres.
Début septembre, l’approche du Kremlin a changé. La Russie a reçu environ 1000 drones à longue portée iraniens Shahed-136, et son commandement militaire a opté pour une réduction des frappes mais avec davantage de missiles dans chaque vague, en partie pour contrer l’amélioration continue des défenses anti-aériennes de Kiev, puisque des lots de missiles plus importants rendent la défense plus complexe. Moscou a en outre pris pour cible les infrastructures ukrainiennes de production et de distribution d’électricité. À la fin novembre, l’opérateur national Ukrenergo a indiqué qu’environ 40 % des infrastructures électriques de l’Ukraine avaient été endommagées. Chaque frappe subséquente rend les réparations plus difficiles, et l’Ukraine a dû cesser de vendre de l’électricité à l’Union Européenne (UE), ce qui constituait une source importante de devises étrangères. Le 23 novembre, l’UE a déclaré qu’elle considérait la Russie comme État commanditaire du terrorisme, car « la destruction d’infrastructures civiles et les entraves aux droits humains et au droit humanitaire international s’apparentent à des actes terroristes. »
Depuis le début du conflit en février, Kiev a reçu un nombre considérable de systèmes de défense anti-aérienne de la part des pays occidentaux, an plus de ses propres systèmes S-300. Cela incluait le NASAMS des Américains, l’IRIS-T des Allemands, le Mistral des Norvégiens, le Hawk et l’Aspide des Espagnols, et le Crotale des Français, ainsi que d’autres systèmes à courte portée ou portatifs. Presque tous ces systèmes sont utilisés pour la première fois en situation de guerre. Le plus gros défi, cependant, est d’intégrer, de stratifier et de coordonner tous ces systèmes pour en tirer un effet optimal. Lors des plus récentes frappes aériennes russes, l’Ukraine a affirmé avoir intercepté 60 missiles sur 70, ce qui indiquerait qu’elle a su relever le défi. Le président Volodymyr Zelensky a réclamé des livraisons de systèmes Patriot des Américains et Iron Dome des Israéliens, mais sans résultat pour le moment. Kiev s’est également illustrée dans un autre volet de l’auto-défense, l’OPSEC (ou sécurité opérationnelle), en supprimant toute information sur l’emplacement et les dommages précis liés aux différentes frappes de missiles, tant dans les déclarations du gouvernement que dans la presse et les médias sociaux. Cela vient réduire les capacités de ciblage des Russes, déjà aux prises avec un faible niveau de renseignement tactique.
Face à une pénurie de missiles d’attaque terrestre, et dans le but de supplanter les défenses anti-aérienne ukrainiennes, Moscou a changé de tactique en faisant appel à de vieux missiles Kh-55 dont les têtes nucléaires ont été retirées, et en élargissant le spectre des angles de tir vers le nord, le sud et l’est. Le chef du renseignement ukrainien, Kyrylo Budanov, a déclaré le 6 décembre que les missiles récemment interceptés avaient été assemblés au cours des deux derniers mois, offrant un nouveau signe d’épuisement des stocks.
Les frappes aériennes ukrainiennes
Des explosions ont très récemment été rapportées suite à des « frappes de profondeur » à quatre points différents de la Russie. Le 5 décembre, des drones ont pris pour cible l’aérodrome Engels dans l’Oblast de Saratov et l’aérodrome Dyagilevo près de Riazan. Il s’agit de bases aériennes destinées aux bombardiers stratégiques russes comme le Tu-95MS, qui sert à lancer les missiles de croisière Kh-42 et Kh-101/Kh-555. Le fait que ces aérodromes soient situés respectivement à 500 et 450 km du territoire ukrainien, et qu’ils soient des bases opérationnelles de haute valeur, indique à la fois une montée en gamme de la force de frappe de Kiev et un affaiblissement des défenses anti-aériennes russes. Le jour suivant, une explosion a été rapportée dans un site d’entreposage de pétrole de l’aéroport de Kursk-Vostochny, et deux drones ont frappé des réservoirs de diesel vides à l’usine de Slava dans la ville de Souraj (Oblast de Briansk). Ces emplacements se trouvent à 80 kilomètres au cœur du territoire russe. Le Kremlin a attribué les attaques à des drones ukrainiens, mais comme lors d’incidents précédents en territoire russe, les autorités de Kiev entretiennent délibérément l’ambiguïté et n’ont revendiqué aucune responsabilité.
Ces quatre incidents représentent une nouvelle phase dans les opérations ukrainiennes, qui visent désormais des cibles en Russie. Auparavant, la ville russe de Belgorod avait été fortement endommagée par les tirs d’artillerie mais cela correspondait à la portée des troupes terrestres sur la ligne de contact. L’explosion survenue au port de Novorussisk le 17 novembre était inhabituelle puisqu’il était considéré hors de portée des missiles ou drones ukrainiens. D’autres frappes ukrainiennes de longue portée contre des cibles navales et aériennes en Crimée ont également révélé des faiblesses russes en matière de surveillance et d’auto-défense.
Deux théories peuvent expliquer ces récentes frappes à longue portée en Russie. Le Kremlin a indiqué que l’Ukraine utilisait des drones Tu-141 datant de la guerre froide, qui ont la portée nécessaire mais manquent de précision. Kiev a également laissé croire qu’un drone de longue portée était en développement. Le Bayraktar TB-2 turc employé par l’Ukraine avec d’importants résultats au début de la guerre n’offre qu’environ 150 kilomètres de portée. Les récentes frappes pourraient avoir impliqué un vieux drone reconditionné, un nouveau modèle, ou les deux. Dans tous les cas, on ne sait pas combien en possède l’Ukraine, ni quelle est sa capacité de production.
Les dommages relativement légers causés par ces incidents ont moins d’importance que leur impact stratégique. Ils vont en effet affecter les calculs des militaires en les forçant à prendre en compte la vulnérabilité de certains actifs face aux tirs de longue portée. D’un point de vue tactique, l’armée de l’air russe pourrait être forcée à déplacer ses appareils à un coût logistique et opérationnel élevé. Le Kremlin a sûrement remarqué que Moscou se trouve à portée de ces drones, peu importe que Kiev prenne la capitale pour cible ou non.
Perspectives
Pendant que les offensives et contre-offensives terrestres stagnent au cours des prochains mois, il est probable que l’attention se tourne vers l’impact des frappes aériennes à longue portée. Des éléments indiquent que la Russie vient à court de missiles de croisière modernes à longue portée. Elle devrait s’en remettre de plus en plus à des missiles anti-navires reconditionnés, à des missiles nouvellement produits (en cherchant à contourner les sanctions pour s’approvisionner en semiconducteurs), et à des drones importés d’Iran et d’autres pays. Pendant ce temps, l’Ukraine va continuer de renforcer ses défenses anti-aériennes tout en recherchant des systèmes plus performants comme le Patriot et l’Iron Dome.
Il faut s’attendre à voir de nouvelles frappes aériennes ukrainiennes à longue portée sur des cibles militaires stratégiques russes, comme celles des 5 et 6 décembre. Kiev va certainement choisir ses cibles avec soin afin d’éviter les dommages civils collatéraux, et de maintenir ainsi son niveau de soutien international ainsi que sa justification légale d’auto-défense. L’Ukraine a exposé de manière répétée les limites de la Russie en matière de conscience situationnelle et d’auto-défense ; le Kremlin pourrait réagir par des congédiements militaires à haut niveau, et par des efforts renouvelés pour contrer cette nouvelle menace.
Le ciblage par Kiev des infrastructures militaires au sein de la Russie pourrait influencer l’approche de plusieurs pays donateurs comme les États-Unis. Ceux-ci n’ont pas encore fourni à l’Ukraine de systèmes de missiles à plus longue portée (de type ATACMS) en partie pour éviter toute escalade suite à des frappes en Russie. Si l’Ukraine continue de se limiter à des cibles militaires valides en évitant les dommages collatéraux, les États-Unis pourraient finir par céder.
Il est également à relever qu’avec les frappes groupées à longue portée de la Russie et la complexité des défenses par missiles sol-air, les dommages collatéraux sont inévitables. Une certaine proportion des missiles pourrait connaître des erreurs de guidage ou subir du brouillage électronique. Malgré la navigation par satellite, certains vont manquer leurs cibles. Les défenses anti-aériennes pourraient aussi manquer leurs cibles ou être brouillées par des contre-mesures. Les débris résultant d’interceptions réussies pourraient causer des dommages collatéraux. Le 15 novembre, un missile sol-air ukrainien a atterri en Pologne et fait deux morts, et le 5 décembre, des restes de missile ont atterri en Moldavie. De tels incidents risquent de se répéter ; la proximité de la Biélorussie la rend également vulnérable à des survols accidentels.
Les frappes aériennes sont une forme de coercition. La Russie ne possède pas suffisamment de capacités offensives pour détruire les infrastructures énergétiques de l’Ukraine, et l’Ukraine n’a pas assez de drones à longue portée pour neutraliser les bombardiers stratégiques russes. Dans un cas comme dans l’autre, l’effet principal est de miner le moral de la population civile, le leadership des dirigeants, et la prise de décision des militaires.
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Auteur(e)(s)
Chris Clough
Analyste du renseignement IV, France
Chris Clough s'est joint à Crisis24 en 2022 après une carrière au sein de la marine britannique ainsi qu'à titre de conseiller indépendant. De 2013 à 2016, il était attaché de la marine auprès de la...
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