Si le président russe Vladimir Poutine souhaitait déclarer formellement la guerre à l'Ukraine, ou au contraire, annoncer une sorte de victoire pour « l'opération militaire spéciale » qu'il a lancée voilà plus de deux mois, le 9 mai était le meilleur moment pour le faire. Il aurait pu faire usage de son discours du Jour de la Victoire pour soit amplifier les opérations militaires de la Russie, en mobilisant davantage de troupes, soit les réduire en utilisant les médias contrôlés par l'État pour exagérer les modestes gains réalisés face aux armes occidentales. Au lieu de cela, M. Poutine a réitéré les points du Kremlin selon lesquels le conflit est essentiel à la défense de la Russie contre les néo-nazis, l'ingérence de l'OTAN, et le développement d'armes nucléaires par l'Ukraine.
À défaut d'une escalade ou désescalade de la part des Russes, il est fort probable que la situation en Ukraine se traduise par une impasse stratégique, avec des lignes de front figées dans leur position actuelle. La Russie aura du mal à réaliser des gains substantiels sans une mobilisation au moins partielle ainsi qu'un usage accru de son écrasante puissance de feu. L'Ukraine, en revanche, sera de plus en plus apte à soutenir les offensives russes avec l'aide décisive des Occidentaux sur les plans militaire et financier. L'Ukraine évitera probablement de mener des opérations offensives sur les positions russes, pour éviter des pertes élevées et pour atténuer les impacts sur une population déjà ébranlée. Pendant que le front stagne, les enjeux clés à long terme demeurent l'impact des sanctions internationales (tant en Russie qu'en Occident), les campagnes d'information, et leurs effets sur les décideurs à Moscou et parmi la coalition de nations occidentales.
Trois facteurs vont certainement devenir déterminants dans cette phase plus statique du conflit. D'abord, chaque opération réussie de capture, de récupération ou de défense d'une position revêt une importance stratégique, puisque les gains même limités alimentent les campagnes d'information de chaque camp, comme par exemple la récupération par les Ukrainiens du territoire entourant Kharkiv, leur défense stoïque de l'usine Azovstal à Marioupol, et les combats qui se poursuivent autour d'Izyum. Des deux côtés, les opérations offensives deviennent plus complexes car chacun fait preuve d'une détermination accrue autour des frontières du Donbass et des lignes de contrôle établies en février.
Deuxièmement, le choix des armes de chaque côté va prendre de l'importance. Le conflit a révélé la vulnérabilité des chars d'assaut russes face aux armes antichar portatives, de leurs avions face aux armes anti-aériennes portatives, et de leurs postes de commandement avancés et autres cibles de haute valeur face aux drones armés comme le Bayraktar TM-2 de fabrication turque. Cette combinaison d'armes, ajoutée aux pertes déjà importantes accumulées, a grandement réduit la capacité des Russes à gagner et à conserver du terrain. Les éléments les plus avantageux de l'inventaire russe sont leurs missiles balistiques et de croisière à « frappe profonde », et leurs avions équipés de munitions à guidage de précision. Cependant, ces armes évoluées viennent à manquer, et leur réapprovisionnement est freiné par les sanctions imposées à certaines composantes sophistiquées. Cet état de fait pousse la Russie à s'en remettre essentiellement à l'artillerie, qui peut détruire des infrastructures mais ne permet pas de gagner ou de conserver du terrain, et à une infanterie déjà fortement démoralisée, qui peut être tenue à distance par des adversaires déterminés.
La troisième considération à prendre en compte est le recours grandissant aux forces irrégulières ou secrètes. La Russie a fait usage de ses forces spéciales avec une telle efficacité lors de son annexation de la Crimée en 2014 que les pays occidentaux avaient probablement sous-estimé ses capacités face à des opposants déterminés. La présence rapportée de plus de 1000 employés du Groupe Wagner au Donbass et les opérations sous « fausse bannière » observées en Transnistrie renforcent la possibilité que des opérations spéciales secrètes soient en cours sur le territoire ukrainien. De son côté, la Russie a subi une série d'incendies, allant d'incidents criminels mineurs à des conflagrations majeures, tant sur des cibles militaires derrière la ligne de front que sur des infrastructures stratégiques en plein cœur du pays, incluant la destruction de l'Institut de recherche central des Forces de défense aérospatiales à Tver, 160 km au nord-ouest de Moscou. Ces incendies peuvent avoir plusieurs causes mais ils préoccupent certainement les autorités russes, et plusieurs observateurs ont fait un parallèle avec les opérations de sabotage réalisées par les Ukrainiens sur des cibles plus proches des zones de conflit.
À défaut d'un développement stratégique majeur, il est probable que les combats intenses vont se poursuivre sur la ligne de front actuelle, avec la Russie en contrôle de ses positions de départ en février ainsi que de la côte entre le Donbass et la Crimée. En conséquence, le président Zelensky devra établir des objectifs stratégiques pour l'ouest, le centre, le sud et l'est de l'Ukraine. À l'ouest, il va probablement encourager un retour à la normale dans la mesure du possible, et investir dans les infrastructures tant militaires que civiles afin d'assurer que ses bases militaires sont solides et d'optimiser les liens routiers et ferroviaires avec la Pologne et ses autres voisins, afin de soutenir les échanges commerciaux de même que les renforts militaires. Cela sera nécessaire pour atteindre ses objectifs dans le reste de l'Ukraine. Au centre du pays, incluant à Kiev et Tchernihiv, il va probablement encourager un retour à la normale autant que possible, tout en remédiant aux dommages causés par les Russes dans les zones qu'ils ont prises puis perdues, et en gardant à l'esprit que la région demeure vulnérable à des attaques de frappe profonde par la Russie. Des investissements soutenus dans les systèmes de défense anti-aérienne fournis par l'OTAN seront nécessaires pour offrir une protection contre les tirs à longue portée. Au même moment, l'Ukraine devra se concentrer sur la ligne de front à l'est et au sud, et se défendre vigoureusement contre les offensives de l'adversaire tout en cherchant à exploiter ses faiblesses, afin de créer des occasions de regagner du terrain.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCNUR) estime à environ 6 millions le nombre d'Ukrainiens qui ont quitté leur pays depuis l'invasion russe en février, et à environ 1,5 million le nombre qui y sont retournés. Les estimations actuelles indiquent qu'environ 300 000 personnes repassent la frontière ukrainienne chaque jour, mais il est difficile de prédire les mouvements des gens à l'intérieur du pays. Il est probable qu'avec la stabilité établie à l'ouest et au centre, et l'improbabilité de voir la Russie attaquer Kiev de nouveau, le retour des réfugiés va s'intensifier. Ce sera une bonne nouvelle pour le président Zelensky, qui cherche à ramener une bonne partie du pays près de la normale afin que les commerces et entreprises puissent réouvrir, et aussi pour les nations qui ont accueilli les réfugiés durant la crise : les démonstrations de générosité ont été nombreuses, particulièrement en Pologne (plus de 3 millions de réfugiés) et en Roumanie (plus de 800 000) qui ont pu absorber l'afflux sans trop d'impact au niveau sociétal.
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Auteur(e)(s)
Chris Clough
Analyste du renseignement IV, France
Chris Clough s'est joint à Crisis24 en 2022 après une carrière au sein de la marine britannique ainsi qu'à titre de conseiller indépendant. De 2013 à 2016, il était attaché de la marine auprès de la...
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