Le président Erdogan s’appuie de plus en plus sur l’armée pour l’expansion maritime et l’exploration pétrolière de la Turquie.
« Les Turcs n’ont d’autres amis que les Turcs » : ce vieux problème sonne de plus en plus juste à mesure que le pays s’éloigne de sa politique « Zéro problème avec les voisins » et cherche à dominer la région.
La réorientation de la politique étrangère turque en vue d’une domination régionale a compromis plusieurs de ses relations géopolitiques. Elle survient également à un moment important pour la politique turque, alors que le pays est secoué par une crise économique grandissante et une sévère répression de toute opposition au Parti de la justice et du développement (AKP), de longue date au pouvoir. Le projet « néo-ottoman » de l’administration du président Recep Tayyip Erdogan va être soumis au jugement des électeurs lorsqu’ils se rendront aux isoloirs en juin 2023.
Les nouveaux objectifs du pays en matière de politique étrangère sont motivés par des facteurs internes et externes. La politique intérieure est depuis longtemps soumise à des divisions politiques, religieuses et ethno-nationalistes. Le facteur de polarisation le plus alarmant est la situation économique actuelle. L’effondrement de la livre turque contre le dollar américain, l’inflation à son plus haut depuis 1998, et les nombreux défauts de remboursement provoquent le mécontentement parmi les Turcs, qui se tournent massivement vers leur président pour une solution. Incapable de stopper la spirale baissière, M. Erdogan a employé d’autres mesures pour demeurer au pouvoir, incluant une répression périodique contre les partis d’opposition, un discours agressif envers les rivaux de l’Est méditerranéen sur le thème des hydrocarbures, une expansion militaire et un certain aventurisme, et le développement d’alliances contre nature pour renforcer la stature géopolitique du pays. Cela n’a pas toujours été le cas, puisque la politique étrangère de l’AKP était initialement axée sur la coopération et l’interdépendance.
Zéro problème avec les voisins
La politique « Zéro problème avec les voisins » a été initiée en 2004 par le conseiller en chef de l’époque, Ahmet Davutoglu. Cette politique visait à démilitariser la politique étrangère en faveur de la coopération économique régionale et de l’interdépendance au lieu de la concurrence. Cette politique s’est d’ailleurs reflétée dans les tentatives d’adhésion de la Turquie à l’OTAN et à l’UE, qui ont depuis été compromises par les velléités de domination régionale de l’AKP.
La longue présence des États-Unis en Irak a créé des conditions favorables pour mettre en œuvre la politique « Zéro problème avec les voisins » de la Turquie, puisque les systèmes de soutien régional revêtaient alors une grande importance. Mais depuis le retrait de l’armée américaine, une nouvelle configuration de pouvoir s'est formée dans la région. Des tensions sont apparues lorsque la popularité de l’AKP a commencé à décliner en 2015, sur fond d’échec des négociations avec les militants kurdes. Le désengagement américain de la région a rendu les voisins de la Turquie plus sensibles aux politiques du pays, précipitant des changements dans la politique étrangère.
Nouvelle politique étrangère
Les changements de la politique étrangère turque relèvent du néo-ottomanisme, une idéologie irrédentiste et impérialiste qui vise à revigorer l’influence du pays au Moyen-Orient et le monde turcique. L’accomplissement de cette politique ferait d’Ankara la principale puissance de la région. Ce terme est désormais rattaché au pouvoir de l’AKP dont les membres se réfèrent souvent à leur chef et à leurs partisans comme Osmanli torunu (descendants des Ottomans). Sous le gouvernement de l’AKP, la transition du régime de parlementaire à présidentiel rappelle la position forte et centralisée de l’ancien pouvoir ottoman, consolidant ainsi l’inquiétant retour de la stratégie politique de l’époque.
Plus récemment, le retour de la stratégie de la « patrie bleue » (une expression qui regroupe les revendications maritimes et l’exploration pétrolière d’Ankara dans l’Est de la Méditerranée) a accéléré la politique étrangère « néo-ottomane » de l’AKP. C’est dans ce contexte que la Turquie s’est butée sur les intérêts rivaux de la Grèce et de Chypre; des tensions diplomatiques qui se sont traduites par des opérations navales belliqueuses. Au nom de la stratégie de la patrie bleue, les forces armées turques et azerbaïdjanaises ont simulé une attaque sur des îles grecques à la fin mai, se méritant un blâme d’Athènes.
L’invasion russe de l’Ukraine est venue consolider le double jeu de M. Erdogan entre la Russie et l’Occident, alors qu’il livre des drones de combat à Kiev tout en ignorant les sanctions internationales contre Moscou, et qu’il s’équipe en systèmes de défense russes S-400 contre les objections de l’OTAN mais accepte de ne pas les activer en échange de concessions de l’Occident. Ce double jeu s’illustre aussi dans les menaces répétées contre les séparatistes kurdes dans le Nord de la Syrie; il s’agit autant d’étaler leur supériorité militaire sur ces séparatistes et sur le gouvernement syrien que d’alimenter les tensions entre la Russie et les États-Unis, en employant la Syrie comme champ de bataille intermédiaire.
S’inspirant à nouveau de l’ère ottomane, le gouvernement turc cherche ouvertement à étendre l’influence d’Ankara dans le monde turcique, au travers du commerce, de l’investissement, des échanges culturels, et de l’assistance militaire. Sous forme de pouvoir discret, la Turquie s’est appuyée sur son complexe militaro-industriel pour renforcer ses liens avec ses voisins, notamment l’Azerbaïdjan. Elle maintient une petite présence militaire dans le pays en reconnaissance du soutien d’Ankara à Bakou durant la seconde guerre du Haut-Karabagh en 2020. Lors de célébrations récentes du Jour de l’indépendance de l’Azerbaïdjan, M. Erdogan a rappelé sa fidélité à Bakou sous forme de remarques sur le destin croisé et le lien fraternel des deux pays.
Perspectives d’avenir
À l’approche des élections présidentielles et parlementaires, les changements de politique étrangère de la Turquie, son recul des relations internationales, et son implication dans divers conflits de l’Est de la Méditerranée et la région élargie vont sans aucun doute influencer le paysage politique du pays à court et moyen terme. La crise économique génère du mécontentement envers l’AKP au pouvoir, tel qu’illustré lors d’élections locales en 2019, qui ont coûté au parti le contrôle des villes clés d’Istanbul et Ankara.
La répression pré-électorale à l’encontre des partis d’opposition, surtout le CHP, s’est accélérée dans les derniers mois alors que le chef du CHP à Istanboul, Canan Kaftancioglu, s’est vu bannir de la politique et condamner à au moins cinq ans de prison pour avoir insulté des responsables de l’AKP. Le maire CHP d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, fait actuellement l’objet d’une enquête sur les mêmes chefs d’accusation et attend son verdict. La victoire municipale de M. Imamoglu en 2019 représentait la première défaîte en 25 ans pour l’AKP et son prédécesseur islamiste dans la plus grande ville de Turquie. Ce renversement pourrait indiquer le début de la fin pour l’AKP et M. Erdogan, au pouvoir depuis 2014. La popularité de l’AKP est en déclin et le parti se montre prêt à prendre des mesures inconstitutionnelles pour rester au pouvoir, et à adopter des politiques de plus en plus populistes, comme la « patrie bleue », pour attiser sa base électorale. Cela est d’autant plus vrai que le gouvernement a de moins en moins d’emprise sur les changements intérieurs.
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Auteur(e)(s)
Eunèt Louw
Analyste du renseignement
Eunet est analyste pour le Centre d'opérations du coordinateur de réponse de Crisis24 et soutient PRISM pour l'équipe Embedded Intelligence Services. Elle a étudié le risque politique à l'université...
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