Des manifestants se réunissent à Tunis sur fond de contestation anti-gouvernementale.
Depuis le 27 juillet, le président tunisien Kaïs Saïed contrôle tous les leviers du pouvoir. Selon la constitution tunisienne de 2014, le pouvoir exécutif revient au président, au premier ministre et au parlement. Or le 25 juillet au soir, le président Saïed a démis de ses fonctions le premier ministre Hichem Mechichi, gelé le parlement pour 30 jours, et retiré l'immunité aux législateurs.
L'immunité parlementaire est une doctrine juridique selon laquelle les membres d'un parlement national bénéficient d'une immunité contre les poursuites. Ce système leur permet de voter les lois selon leur conscience et sans la crainte de représailles. Le président du parlement et chef du parti islamique modéré Ennahda, la plus importante formation politique en Tunisie, a condamné les gestes de M. Saïed et les a qualifiés de coup d'État.
La consolidation du pouvoir de M. Saïed survient après de violentes manifestations à l'échelle nationale le 25 juillet, soit à l'occasion de la Journée de la République, qui commémore le vote tunisien pour abolir la monarchie et établir la république le 25 juillet 1957. Les manifestations ont été organisées pour dénoncer la gestion de la pandémie de COVID-19 par le gouvernement et la détérioration du contexte économique partout au pays. La Tunisie affiche l'un des taux de décès les plus élevés, et seuls 7 % des Tunisiens sont pleinement immunisés à ce jour. La lenteur du programme de vaccination a poussé le président Saïed à démettre de ses fonctions le ministre de la santé, et à confier le processus à l'armée.
La pandémie de COVID-19 a dévasté l'économie tunisienne, qui dépend largement du secteur du tourisme. L'économie du pays s'est contractée de 8,6 % en 2020, et le taux de chômage actuel de 17 % devrait encore augmenter à mesure que les effets économiques de la crise mondiale s'abattent sur le pays, ce qui vient agraver les problèmes socio-économiques. Les manœuvres de M. Saïed vont probablement agraver la situation économique du pays en le plongeant dans une crise politique. L'incident survient en outre au moment où le gouvernement tunisien tente de contracter un nouvel emprunt auprès du Fonds Monétaire International (FMI) afin de contrer son déficit budgétaire.
Quelles sont les motivations du président Saïed ?
La Tunisie a vu passer plusieurs gouvernements depuis les débuts du Printemps arabe en 2011, quand le gouvernement du président el-Abidine Ben Ali a été renversé après deux décennies à régner d'une main de fer. Les querelles politiques sont courantes dans la vie démocratique du pays depuis 2011. Bien que des réformes politiques importantes aient été réalisées dans la dernière décennie, les Tunisiens ordinaires continuent de souffrir de pauvreté et d'un manque d'opportunités économiques.
M. Saïed, qui n'est lié à aucun parti et n'avait jamais occupé de poste politique, a été élu en 2019 dans un contexte d'apparences de corruption au sein de l'élite politique tunisienne. Depuis son élection, la Tunisie a eu deux premiers ministres avec lesquels M. Saïed a dû se disputer le pouvoir. Bien que le président garde le contrôle de l'armée et des affaires étrangères du pays, le premier ministre dirige le gouvernement sous la surveillance du parlement.
M. Saïed s'est montré déterminé à rompre le status quo et à élargir les pouvoirs de la présidence, mais il s'est heurté à l'opposition du premier ministre et du président du parlement, Rachid Ghannouchi. Après avoir annoncé le gel des activités du parlement et la dissolution du gouvernement, M. Saïed a déclaré : « Nous avons pris ces décisions (...) afin de sauver le pays et restaurer la paix sociale ». Le président a spécifiquement invoqué l'article 80 de la Constitution qui lui confère des pouvoirs extraordinaires en cas de « péril imminent ». Les détracteurs du président, incluant la plupart des partis politiques, ont qualifié ses gestes de coup d'État en violation claire de la Constitution. M. Ghannouchi a déclaré que le parlement ne pouvait être suspendu et allait poursuivre ses activités; il a aussi qualifié les actes du président d'invalides et inconstitutionnels, et appleé la communauté internationale à faire obstacle aux « forces de la dictature et de la tyrannie. »
Réactions du public
La décision de M. Saïed de geler le parlement et de démettre le premier ministre de ses fonctions a provoqué la liesse dans les rues de Tunis. Le public semble apprécier en grande partie les mesures prises par le président. Bien qu'il ait ses détracteurs, l'opinion publique tunisienne continue de pencher solidement en sa faveur. L'Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui compte plus d'un million de membres au pays, a soutenu le président et refusé de condamner ses actes, en affirmant qu'il cherchait à éviter un danger imminent.
La réaction du public pourrait cependant changer si le président ne nomme pas de nouveau premier ministre dans les prochains jours. M. Saïed a dit qu'il allait le faire sous peu. La nomination d'un premier ministre compétent et indépendant indiquerait au public que le président compte bien former un gouvernement qui remplira ses promesses et effectuera d'importantes réformes économiques. Si le président ne parvient pas à faire passer ses réformes, ses manœuvres pour s'emparer du pouvoir seront vues comme un coup d'État, ce qui nuira fortement à sa légitimité en Tunisie et grugera les acquis démocratiques de la dernière décennie.
Implications des décisions du président
On s'attend à des manifestations dans les prochains jours et semaines en Tunisie. Le gouvernement a déjà déployé des policiers et militaires autour des bâtiments du gouvernement. Le 26 juillet, les forces de sécurité ont empêché M. Ghannouchi de pénétrer dans l'enceinte parlementaire; de nouveaux incidents de la sorte pourront provoquer des rassemblements et manifestations des partisans des partis politiques. M. Saïed a affirmé que ses mesures ne revenaient pas à suspendre la Constitution et a déclaré : « Quiconque tirera une seule balle verra nos forces armées et sécuritaires en tirer une rafale », indiquant ainsi sa disposition à une escalade de la situation. Du côté du processus politique, aucun élément d'information ne laisse présager les prochaines décisions de M. Saïed. Le pays n'a toujours pas formé la Cour constitutionnelle qui était prévue dans la Constitution de 2014; l'institution devait justement arbitrer les différends de cette nature.
M. Saïed a institué une série de mesures à la suite de ses décisions. Un couvre-feu est en vigueur de 19h à 6h jusqu'au 26 août. Le président a également fermé des agences et institutions gouvernementales les 27 et 28 juillet, et interdit les déplacements interurbains. Les rassemblements de plus de trois personnes dans les lieux publics sont aussi interdits. Ces mesures s'ajoutent à un contexte de sécurité renforcée et à la probabilité de nouvelles manifestations des formations politiques.
Des centaines de partisans du parti Ennahda se sont rassemblés près du parlement national le 26 juillet pour contester les décisions de M. Saïed. Les autorités vont très probablement renforcer la sécurité pour encadrer de futurs rassemblements et manifestations. Des affrontements sont possibles si les manifestants créent d'importantes perturbations ou s'ils ignorent les ordres de dispersion. Les autorités vont probablement maintenir des mesures de sécurité renforcées au niveau national pour toute la période du couvre-feu.
Conclusion
La Tunisie est dans une situation politique précaire depuis plusieurs années. Cependant, le pays n'a jamais connu un tel degré d'incertitude depuis le Printemps arabe qui avait renversé le régime Ben Ali en 2011. Si la Tunisie présente toutes les apparences d'une démocratie, les querelles politiques et un manque de gouvernance ont miné la confiance de la population envers ses dirigeants et ses institutions. La corruption demeure endémique et la plupart des Tunisiens ne font pas confiance à leurs représentants politiques. Bien que les décisions de M. Saïed aient été condamnées par les partis politiques du pays, le public semble le soutenir en grande partie. M. Saïed doit rapidement procéder à la nomination d'un nouveau premier ministre afin de rétablir l'ordre et de résoudre l'incertitude politique. Celle-ci risque en effet de nuire à l'économie du pays et, faute de trouver une solution, de déboucher sur une période d'instabilité politique prolongée.
Alertes de renseignement connexes
Critical | 27 Jul 2021 | 08:27 AM UTC | Tunisia: Heightened security measures and political uncertainty to persist through August; nightly curfew in place /update 2
Warning | 26 Jul 2021 | 05:03 AM UTC | Tunisia: Supporters of Ennahda party to protest near Parliament in Tunis July 26 /update 1
Warning | 25 Jul 2021 | 10:53 PM UTC | Tunisia: Increased security measures likely to continue nationwide through at least end July
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